Article très intéressant paru dans LE FIGARO du 29 avril 2021:

https://www.lefigaro.fr/actualite-france/dans-le-var-la-justice-se-mobilise-contre-les-montagnes-de-dechets-20210428

 

Dans le Var, la justice se mobilise contre les «montagnes de déchets»

ENQUÊTE - En 2019, une association recensait plus de 80 décharges sauvages dans ce département. Les opérations se multiplient pour mettre fin à ces pratiques, où des entreprises peu scrupuleuses déversent leurs déchets de chantier.

À Puget-sur-Argens (Var), sur une superficie de 7000 mètres carrés, des débris composés de gravats et de terre issus de travaux de terrassement ont été entreposés. Vincent Xavier Morvan

Nice

Dieu seul le saitNewsletter

Le dimanche

Religions, laïcité, spiritualité, à retrouver dans la lettre de Jean-Marie Guénois.

«C’est l’Afrique, ici!» Dépité, l’homme désigne un nuage de poussière emporté par le vent le long de la route. Ici, il faut passer tous les jours le chiffon sur sa voiture si l’on veut la garder propre. En cause, le ballet incessant, à quelques pas des habitations coincées dans cette zone industrielle de Puget-sur-Argens, de camions venant se délester de débris issus de travaux de terrassement. Composée de gravats et de terre, cette «montagne de déchets», comme l’appellent les riverains, couvre une superficie de 7000 mètres carrés et grimpe jusqu’à 15 mètres de hauteur.

Le 20 avril, un coup d’arrêt a été donné à l’exploitation. Une vingtaine de gendarmes de la brigade de recherches de Saint-Tropez, accompagnés de représentants du parquet et de fonctionnaires du fisc et de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), se sont invités sur les lieux au petit matin. Le dirigeant a été placé en garde à vue, les engins de chantier mis sous main de justice et la comptabilité saisie. C’est le dernier épisode de la lutte menée par la justice contre un fléau enraciné depuis des décennies dans ce département.

Au palais de justice de Draguignan, le procureur de la République, Patrice Camberou, en poste depuis deux ans, détaille les éléments du dossier. «Il s’agit d’une entreprise spécialisée depuis une dizaine d’années dans le terrassement de chantiers publics et privés. Il a été remarqué dans le courant de l’année 2017 de très importants dépôts sans aucune autorisation réglementaire sur deux parcelles à vocation agricole. Cela avoisine aujourd’hui 160.000 tonnes de produits inertes, ce n’est pas une peccadille», note le magistrat.

«Infraction par personne morale au plan local de l’urbanisme», «exploitation d’une installation classée soumise à enregistrement malgré suspension administrative», «gestion irrégulière de déchets», «soustraction frauduleuse à l’établissement ou au paiement de l’impôt», «fraude fiscale», «abus de biens sociaux» et «blanchiment de fraude fiscale »: autant d’infractions supposées qui ont justifié l’interrogatoire, pendant vingt-quatre heures, de l’exploitant. «Il nie complètement les faits qui lui sont reprochés, estimant avoir le droit de déposer ses déchets. On verra, l’enquête se poursuit, mais ce qui est certain, à ce stade, c’est qu’il ne détient pas de registre de déchets, ce qui est obligatoire», relève M. Camberou.

Une facture cinq fois moins élevée

À l’hôtel de ville de Puget-sur-Argens, Paul Boudoube, qui a entamé l’an dernier un troisième mandat de maire, ouvre à son hôte le volumineux dossier de plaintes et autres arrêtés pris depuis 2017 à l’encontre de l’exploitant. «Je n’ai rien contre lui, d’ailleurs les choses se sont toujours déroulées avec une certaine courtoisie. Tout ce que je veux, c’est qu’il libère son terrain», lance l’édile. Par le passé, les situations n’ont pas été toujours aussi apaisées. «Une fois, des gens sont venus déclarer à ma secrétaire: “Vous direz au maire qu’il a un contrat sur le dos”», raconte-t-il sans perdre le sourire. «Il faut se méfier, l’argent qui est derrière tout ça est énorme, regardez mon collègue et ami de Signes, il y a laissé la vie», se rembrunit-il à l’évocation de cette affaire où un élu, en 2019, avait perdu la vie, renversé par une camionnette venue déverser des gravats dans la nature.

En mars 2020, le parquet de Draguignan avait déjà ouvert une information judiciaire rassemblant de multiples affaires de déversement illicite de déchets de chantier. Il s’agissait, précisait alors Patrice Camberou, de «centaines de milliers de mètres cubes de terre, de béton, de ferraille, de goudron» abandonnés «sur une vingtaine de sites irrémédiablement défigurés entre Fréjus, Le Luc et Trans-en-Provence, dans le Var, et jusqu’à Sospel, dans les Alpes-Maritimes».

Des entreprises locales de BTP obtenaient des marchés d’évacuation de gravats provenant de chantiers publics ou privés de la région

Le 9 juin 2020, l’opération «Terres brûlées» était déclenchée. Mobilisant deux cents gendarmes, elle avait abouti à onze interpellations au siège de six entreprises de BTP. Les enquêteurs avaient mis au jour un «système organisé depuis plusieurs années». Des entreprises locales de BTP obtenaient des marchés d’évacuation de gravats provenant de chantiers publics ou privés de la région. «Les prestations étaient facturées au prix prévu avec un traitement réglementaire, mais les entreprises mettaient en place un circuit parallèle d’écoulement et d’entreposage de ces gravats sur des terrains privés ou publics en trompant ou menaçant les propriétaires», détaillait le procureur. Grâce à un tel stratagème, la facture est environ cinq fois moins élevée qu’avec un traitement légal.

Exploitation supposément illicite dans un cas, «déballes» sauvages dans l’autre, les fronts sont variés et exigent une stratégie précise. «On a regroupé des affaires qui se ressemblent, avec des modes opératoires similaires, et on a perquisitionné uniquement aux endroits où l’on avait l’assurance des services de l’environnement que les personnes n’étaient pas en conformité», indique le procureur, assurant agir dans le cadre de la politique pénale définie dans le ressort de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, en lien avec ses collègues de Nice et de Toulon.

Les gendarmes du département sont en première ligne. Leur chef, le colonel Alexandre Malo, détaille la méthode la plus courante: «Les prestataires indélicats creusent avec des engins de chantier, sur les terrains de particuliers qui les y autorisent contre rémunération, de grandes fosses pour y déverser les déchets avant de les recouvrir de terre.» En 2016, les militaires avaient déjà démantelé un réseau de décharges sauvages. Ils avaient chiffré à 1,8 million d’euros les gains générés par ces activités. Fin 2019, dans une affaire menée au Castellet par le parquet de Toulon, un riverain avait estimé qu’un million de tonnes de déchets avaient été apportées illégalement, depuis trente ans, sur un terrain proche de vignes classées en AOC Bandol.

À la fédération du BTP du Var, on assure ne pas rester inactif devant ce fléau. «Il dessert énormément la profession», remarque son président Jean-Jacques Castillon. «Nous sommes la première fédération qui a instauré, l’an dernier, le fait de se constituer partie civile dans ces procédures», relève-t-il. «Ce qui nous amène à le faire, ce n’est pas tant la défense de l’environnement, même si cela nous fait mal au cœur de voir les paysages varois pourris par ces décharges, que les questions de déficit d’image et de concurrence déloyale», précise Cyril Bollier, secrétaire général.

La responsabilité est partagée entre le maître d’ouvrage, qui est le donneur d’ordre, le maître d’œuvre, qui doit le conseiller, et l’entrepreneur ou le transporteur

Jean-Jacques Castillon, président de la fédération du BTP du Var

Mais, dans ces affaires, selon M. Castillon, «la responsabilité est partagée entre le maître d’ouvrage, qui est le donneur d’ordre, le maître d’œuvre, qui doit le conseiller, et l’entrepreneur ou le transporteur». Selon lui, si le maître d’ouvrage ne remplit pas son rôle en s’assurant que son prestataire peut lui fournir les justificatifs de recyclage, «c’est la porte ouverte à toutes les dérives». Un terrassier pourra ainsi facilement consentir une remise à son donneur d’ordre s’il peut payer moins que le prix du marché par le biais d’une «déballe». La Dreal du Var pointe, elle aussi, le «manque de vigilance d’une partie des maîtres d’ouvrage concernés par la production de déchets»«Le détournement des flux de déchets devant normalement être dirigés vers des installations spécifiques permet dans certains cas aux donneurs d’ordre de faire des économies substantielles sur le poste déchets de leurs chantiers», constatent les services de l’État.

De nouvelles réglementations

Cependant, au 1er juillet, de nouvelles dispositions issues de la loi antigaspillage pour une économie circulaire entrent en vigueur. Jusqu’à présent, seuls les déchets dangereux, plomb ou amiante, étaient soumis à des documents de suivi. «Il n’existait pas de document réglementaire de traçabilité pour les déchets inertes et ceux dits “non dangereux non inertes”. Mais à compter de cette date, un bordereau de dépôt devient obligatoire pour ces catégories», indique-t-on à la Fédération française du bâtiment.

De nouvelles dispositions issues de la loi antigaspillage pour une économie circulaire entreront en vigueur au 1er juillet

Si l’entreprise de travaux n’est pas en mesure de produire ce document, ses responsables encourent des peines allant jusqu’à 75.000 euros d’amende et deux ans d’emprisonnement, soit le quantum appliqué dans les cas de dépôt sauvage. Une autre obligation entre en application au 1er juillet: les devis de travaux devront détailler le poste déchets, en indiquant la quantité estimée produite, le tri effectué sur le chantier, l’installation de collecte et les coûts associés. En cas de manquement, l’amende est de 3000 euros d’amende pour une personne physique et de 15.000 pour une personne morale.

Cela suffira-t-il à résoudre le problème des déchets sauvages dans le Var? «Soyons optimistes, nous l’espérons. C’est un point positif que l’on réclamait depuis longtemps», se félicite Robert Durand, président de la Confédération Environnement Méditerranée, une association basée à Saint-Mandrier qui se bat depuis des années contre les «déballes». «Encore faut-il que cela soit appliqué et contrôlé», ajoute ce militant. De plus, si le phénomène a, selon lui, diminué dans le Var, il semble s’être déporté vers les Bouches-du-Rhône.

«Nous avons porté plainte contre une grosse décharge à Éguilles, au bord de l’autoroute, où tout Aix vient déverser illégalement», indique M. Durand. Pour lui, les maires ont aussi leur part de responsabilité en bloquant certains projets de décharges légales. «C’est toujours le même discours, on en veut bien, mais pas chez nous», confirme M. Castillon, à la fédération du BTP. En 2019, l’association de M. Durand recensait plus de 80 décharges sauvages dans le Var, dont l’une des dernières découvertes se situe dans la plaine des Maures, première réserve naturelle du département.

Bonjour. Afin de faciliter votre navigation sur le site, ADRAC utilise des cookies.
En continuant de naviguer sur le site, vous déclarez accepter leur utilisation.    En savoir plus